Avant le IVe siècle (pour être large), il n’existait vraisemblablement pas de système d’écriture au Japon.
Si on se fie au registre archéologique du moins, les premières traces d’écriture sont composées de kanjis.
Citons l’exemple de l’épée à sept branches shichishitô (七支刀) dans laquelle un texte en kanjis est incrusté.
Offerte en cadeau du roi de Baekje (ancien royaume coréen) à un dirigeant du Yamato (ancien nom donné au Japon), l’hypothèse la plus solide la date à l’année 369.
Bien que celle-ci ait été fabriquée en dehors du Japon et qu’il s’agisse de chinois, certains caractères feraient directement référence à des noms propres japonais.
Même son de cloche pour l’épée d’Inariyama (471 ou 531) sur laquelle est inscrit un texte en chinois avec des références à des noms d’individus du Yamato.
Ainsi jusqu’au VIe siècle, les seuls mots qu’on pourrait considérer comme «japonais» (car ils n’existaient pas en chinois) sont des noms propres.
Cela montre certes que les dirigeants Yamato de l’époque étaient déjà en contact avec les kanjis mais on n’est pas encore en face de phrases avec une structure proprement japonaise.
Il faudra attendre pour cela le VIIe siècle avec l’émergence du style kanshiki wabun (漢式和文), une sorte de «chinois à la japonaise».
Le kanshiki wabun (漢式和文), un style chinois mais avec des caractéristiques japonaises
Alors que seul du chinois classique aussi appelé kanbun (漢文) était présent au Japon jusqu’au milieu du VIIe siècle, certaines libertés seront prises par la suite pour certains types de textes non destinés à être diffusés hors du Japon.
La nuance est importante puisque pour les ouvrages historiques comme le Nihon shoki (日本書紀, Chroniques du Japon, 720) dont le but est de faire connaître la «grandeur du Japon», on continuera d’adopter le kanbun jusqu’au XIXe siècle environ.
Un peu comme on utiliserait l’anglais aujourd’hui pour se faire comprendre à l’international.
Concernant les textes prévus pour rester au Japon donc (lettres, journaux intimes, récits mythologiques à portée nationale, annonces…), la nécessité de respecter à la lettre les règles du chinois ne s’imposait pas.
C’est ce qui expliquerait pourquoi petit à petit des éléments propres au japonais sont venus se greffer à l’intérieur des phrases afin de faciliter notamment leur interprétation et diffusion.
Voici l’exemple d’un célèbre texte gravé sur une statue de bouddha et datant du milieu du VIIe siècle pour étayer mes propos:
Son nom complet est hôryûji kondô yakushinyorai kôhaimei (法隆寺金堂薬師如来像光背銘) mais on le simplifie communément en kôhaimei (光背銘) littéralement «l’inscription de l’auréole».
Ce texte mentionne que lors de la maladie de l’empereur Yômei en 586, il a été ordonné de construire un temple et une statue pour prier à sa guérison.
Malheureusement, les prières n’ont pas été exaucées et il est mort (vraisemblablement en 587).
Comme vous pouvez le constater, cette gravure n’est composée que de kanjis puisque les syllabaires hiragana et katakana n’ont émergé qu’au IXe siècle. Comment est-on sûr alors qu’il ne s’agisse pas de chinois «pur»?
Du «chinois dégénéré» ou du japonais inspiré du chinois?
La première chose à noter, c’est que l’ordre des caractères n’est pas toujours celui du chinois.
Par exemple, on trouve la proposition 薬師像作 décomposable en «statue de Yakushi» (薬師像) + «construire» (作) = construire la statue de Yakushi.
Ceci reprend la structure objet + verbe propre à la langue du Yamato alors qu’en chinois classique, on aurait attendu 作薬師像 (verbe作 + objet薬師像).
De plus, on remarque la présence de certaines tournures en keigo (敬語 «langage de politesse») qui n’existaient pas en chinois.
C’est le cas du préfixe 大御 désignant l’entité ayant le rang le plus élevé (dieu ou empereur).
Le terme 大御病 s’interprète ainsi comme «la maladie (病) de sa majesté l’empereur (大御).
Tous ces éléments indiquent donc que cette gravure était destinée à être lue par des Japonais et qu’il s’agit d’une forme de japonais.
Vu qu’elle ressemble tout de même fortement à du chinois, on l’a surtout nommé au départ hentai kanbun (変体漢文) ce qui signifie littéralement «chinois altéré».
J’insiste au passage sur le fait que le mot hentai n’est pas celui de la perversité (変態) que vous connaissez peut-être. 😉
変体 qu’on peut traduire par «forme altérée/modifiée» n’est pas totalement neutre toutefois puisqu’il pose le chinois classique en tant que norme et ce japonais n’en serait donc qu’une version altérée.
Or on sait aujourd’hui que ces altérations s’opéraient volontairement selon des règles précises (voire l’étude réalisée en 2017 par l’Américain Edith Aldridge).
Autrement dit, ce n’était pas l’affaire d’individus ne maîtrisant pas parfaitement le chinois puisqu’ils étaient capables de produire des textes en kanbun sans faute à côté (même si ça sera moins vrai avec le temps).
C’est pourquoi j’ai repris la terminologie de la linguiste Nakami Yamaguchi qu’elle suggère dans son ouvrage Nihongo no rekishi (日本語の歴史 histoire du japonais): kanshiki wabun (漢式和文).
Une traduction possible serait «phrases japonaises (和文) dans un style chinois (漢式)».
Je trouve ça plus juste personnellement, n’hésitez pas à donner votre avis en commentaire! 🙂
Passons maintenant à un autre style apparu à peu près à la même époque qui lui pour le coup pourrait être qualifié de «purement japonais».
Il s’agit de l’utilisation généralisée des man’yôgana (万葉仮名) dans les poèmes et chansons.
Que sont-ils et que nous apprennent-ils sur la phonétique du japonais à l’époque?
Les man’yôgana (万葉仮名), des caractères purement phonétiques
Je vais d’abord commencer par définir le terme man’yôgana.
Pour faire simple, il s’agit tout simplement de kanjis qui sont employés uniquement pour leur valeur phonétique.
On fait donc abstraction de leur sens respectif et il faut alors les voir comme les ancêtres des kanas 仮名 (hiraganas + katakanas).
C’est pourquoi on retrouve 仮名 dans 万葉仮名, le «万葉» faisant lui référence au recueil de poèmes waka Man’yôshû (万葉集, 760 environ) dans lequel on trouve principalement des man’yôgana.
D’après la définition que j’ai donnée, vous comprendrez maintenant pourquoi on peut remonter l’usage des man’yôgana au Ve voire IVe siècle.
En effet, si on considère que les kanjis présents dans les noms propres ont été choisis uniquement pour retranscrire des sons.
Le problème, c’est que c’est très compliqué à affirmer avec certitude et lorsqu’on fait référence aux man’yôgana en général, on pense à des phrases où la majorité des kanjis n’ont qu’une valeur phonétique.
La phrase présumée la plus ancienne en man’yôgana
Cette première phrase justement, on la trouverait sur une mokkan (木簡) qui correspond à une tablette de bois sur laquelle on inscrivait diverses choses (annonces, poèmes…).
En 2006, on a ainsi découvert aux alentours du palais de Naniwa-no-Miya (Osaka) la plus vieille mokkan sur laquelle serait inscrite le début d’un poème waka: 皮留久佐乃皮斯米之刀斯 (harukusa no hajime no toshi «la première année des herbes du printemps»). Celle-ci a été datée aux alentours de l’année 652.
Je précise d’une part que les caractères sont en partie effacés sur l’exemplaire original et qu’il s’agit là de l’interprétation la plus plausible.
D’autre part, on n’est pas certain non plus de la prononciation de chaque man’yôgana.
Quoi qu’il en soit, si les chercheurs ne se sont pas trompés sur ce cas précis, on constate que chaque caractère est associé à une syllabe: 皮 = ha, 留 = ru, 久 = ku, 佐 = sa…
Il se peut cependant que vous soyez étonné de trouver deux caractères différents pour la syllabe no (乃 puis 之).
En réalité, ces variations étaient très courantes avec les man’yôgana et un même mot pouvait ainsi s’écrire avec plusieurs graphies différentes.
Un peu comme en ancien français où cela pouvait être assez fluctuant.
Ainsi, on dénombre environ 970 man’yôgana différents alors que le japonais de l’époque ne comportait vraisemblablement qu’à peu près 90 syllabes («mores» pour être plus précis). Oui, ça en fait du choix! 😀
Pourquoi utiliser des man’yôgana dans les poèmes et chansons?
Avant de répondre à cette question, j’aimerais ajouter une petite touche de complexité: il était plutôt fréquent à l’époque (VII-VIIIe siècle) de placer un kanji pour sa valeur sémantique au beau milieu de man’yôgana.
J’en parle plus en détail dans mon livre mais pour vous donner un exemple, voici une ligne du poème 17/4025 présent dans le Man’yôshû: 波久比能海.
Elle se lit hakuhi no umi («la mer d’Hakuhi») où 海 a pour sens «mer» d’où la lecture sémantique umi.
Autant vous dire qu’il faut être spécialiste de la période pour parvenir à déchiffrer ces poèmes anciens.
Malgré ce genre d’irrégularité pouvant s’expliquer par des règles d’écriture sous-jacentes (obligation de respecter un certain nombre de caractères par exemple), on estime que les man’yôgana étaient surtout employés pour s’assurer qu’un texte soit prononcé comme le désirait son auteur.
Car dans le cas des chansons et poèmes, ce n’est pas que du sens que l’on souhaite véhiculer, il y a également tout un travail de rythme, de rimes…
Leur principal défaut cela dit, c’est qu’ils prennent de la place et qu’ils sont longs à tracer.
Cela explique en partie leur disparition progressive au profit des kanas et plus précisément des hiraganas dans le cas des poèmes et chansons.
Restons néanmoins au VIIIe siècle avec une découverte qui m’a passionné à titre personnel: le Jôdai Tokushu Kanazukai (上代特殊仮名遣) qui peut être traduit par «orthographe spéciale des kanas de l’époque primitive».
Le Jôdai Tokushu Kanazukai et la théorie des 8 voyelles
Lorsqu’on aborde le sujet de la phonétique en japonais et plus particulièrement des voyelles, on a tendance à résumer cela en «c’est simple, il n’y a que 5 voyelles qui sont [a], [i], [u], [e], [o]».
En précisant au passage que le son [u] est non-arrondi et ressemble à un «ou» et que [e] se prononce «é».
Honnêtement, je ne remettrais pas en cause ce constat et si vous êtes francophone, la prononciation du japonais ne devrait pas poser de problème pour vous.
La question maintenant est de savoir si la langue japonaise a toujours eu un nombre si restreint de voyelles ou si cela a pu fluctuer avec le temps.
Il s’agit là d’une question très complexe puisqu’on ne dispose d’aucun enregistrement d’époque.
Personne n’a eu non plus l’idée avant le Xe siècle de décrire la phonétique du japonais, dommage!
Malgré tout, les man’yôgana (encore eux!) nous donne quelques indices précieux à travers un usage particulier dans les ouvrages les plus anciens. C’est-à-dire dans le Kojiki (712), Nihon shoki (720) et le Man’yôshû (760).
Passons si vous le voulez bien aux explications.
Un usage des man’yôgana pas si chaotique que cela
Je vous ai expliqué dans la partie précédente qu’une même syllabe pouvait s’écrire avec plusieurs man’yôgana différents en donnant l’exemple du no (乃 ou 之).
Dans les faits, en fonction de la syllabe, le choix était plus ou moins important: seulement 2 man’yôgana pour le ze (是/湍) alors que le shi n’en compte pas moins de 29!
Si on part du principe que les man’yôgana n’avaient qu’une valeur phonétique, on peut penser que les scribes de l’époque optaient pour tel ou tel caractère selon des critères annexes et sans réelle importance.
Cela pouvait être une préférence personnelle (nombre de traits, beauté du kanji…), des habitudes prises localement, etc…
Cependant, le savant Norinaga Motoori s’est rendu compte dés les années 1760 qu’il y avait un autre critère probablement lié à une autre perception des voyelles à l’époque.
En effet, pour certaines syllabes comme ki/ke/ko, il a fait remarquer qu’on pouvait les diviser en deux sous groupes (ki1/ki2, ke1/ke2, ko1/ko2).
Je vais prendre l’exemple de la syllabe ki pour que ce soit clair.
Pour les mots aki («automne») ou kinu («étoffe/vêtement»), on recourait systématiquement à un man’yôgana de la liste ki1: [支・伎・岐・吉・企・枳・寸・来].
Par contre pour les mots tsuki («lune») ou kiri («brouillard»), on piochait parmi la liste ki2 [幾・忌・紀・奇・帰・木・城].
Ainsi, on en déduit que le ki de aki n’était probablement pas le même à l’oral que le ki de tsuki.
Y avait-il vraiment 8 voyelles en japonais autrefois?
À partir de ce constat, la «théorie des 8 voyelles des temps anciens» (上代8母音説 jôdai hachi boin setsu) a été établie au début du XXe siècle par le linguiste Shinkichi Hashimoto.
C’est celle qui est encore la plus couramment citée aujourd’hui et en voici un tableau récapitulatif:
Il n’y a pas la ligne des h aspirés puisque ce son n’existait pas encore à l’époque, on prononçait une sorte de [p] à la place.
Autrement, les voyelles a et u ne sont pas concernées, c’est pourquoi on présume qu’il y avait 8 voyelles (a, u, i1, i2, e1, e2, o1 et o2).
Cependant, toutes les syllabes ne possèdent pas une distinction, il n’y a par exemple qu’un seul se alors qu’il y a une paire so1/so2 et il n’existe pas non plus de paire po1/po2.
Cela fait partie des nombreux points d’ombre de cette théorie et d’autres à 6 ou 7 voyelles ont également été proposées.
Moi ce qui me fait tiquer là-dedans, c’est que cet usage particulier des man’yôgana fut très éphémère (disparition quasi-totale à la fin du VIIIe siècle).
De plus, lorsque les kanas vont émerger au début du IXe siècle, aucune distinction ne sera retenue.
Bref, on ne peut pas dire qu’il y ait un consensus parmi les chercheurs aujourd’hui et la question est toujours débattue.
Aller plus loin avec le livre Le Japonais écrit, une histoire de systèmes
Dans ce livre, j’ai tenté de répondre à la question suivante: «comment-est on parvenu au système d’écriture actuel du japonais mélangeant plusieurs systèmes graphiques?»
Vous découvrirez ainsi de quelle manière les kanjis ont été importés au Japon, comment les syllabaires katakana et hiragana ont ensuite émergé, à partir de quand les Japonais ont commencé à les employer conjointement…
Si l’envie d’en savoir davantage sur l’histoire de la langue japonaise et de connaître les raisons de certains usages particuliers qui ont demeuré jusqu’à aujourd’hui, ce livre est fait pour vous!
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Guilhem Walter
Il tient le blog Kotoba dans lequel il présente les mots japonais sous toutes leurs coutures (étymologie, sémantique, usage…).
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