Quelles que soient leurs origines ou opinions, le massacre de Nankin constitue pour les Chinois une tragédie dont l’ampleur est comparable à Hiroshima, si ce n’est à Auschwitz. Côté japonais, ceux qui cherchent à minimiser et justifier leurs crimes, voire à les nier complètement, sont encore nombreux. Pour celui qui prend la peine de remonter aux (nombreux) témoignages dont nous disposons, il n’est pourtant pas si difficile de cerner avec un degré raisonnable de précision les modalités, responsabilités et dimensions de cet événement (notamment le nombre de victimes, point sur lequel les débats sont particulièrement violents). Aucun autre massacre de population dans l’histoire du continent asiatique, et peu de massacres survenus lors de la Seconde Guerre mondiale, même en Europe, n’ont fait l’objet de témoignages écrits et oraux aussi nombreux. Universitaires étrangers (parmi lesquels des professeurs en sociologie et en histoire), journalistes, missionnaires, diplomates et hommes d’affaires, tous maîtrisant la culture et, souvent, la langue chinoise, nous en ont fourni des récits en abondance. Ces témoignages sont d’autant plus fiables qu’ils furent rédigés pendant ou juste après les événements.
Un même effet amplificateur peut être observé dans le cas d’Auschwitz, qui est toujours considéré comme le lieu symbolique du génocide juif. Nous savons pourtant que le nombre de morts (environ 900.000) n’y a été que légèrement supérieur à celui du deuxième plus terrible camp de la mort, Treblinka (environ 800.000 morts). En outre, les victimes d’Auschwitz ne représentent qu’un sixième de l’ensemble des victimes juives. Cela s’explique par le fait que, malgré les terribles épreuves subies, un certain nombre de témoins sont sortis vivants d’Auschwitz, alors que presque tous les déportés furent exécutés à leur arrivée à Treblinka. Nous devons envisager la possibilité qu’un tel effet amplificateur ait pu jouer pour Nankin.
La grande différence avec Nankin, à l’heure actuelle du moins, est que le nombre de victimes d’Auschwitz a été corrigé à plusieurs reprises – et n’est pas encore définitif –, passant d’un chiffre initial de 4 millions (le chiffre officiel de la Pologne communiste) à moins d’un million. Or ces réévaluations ont dans une large mesure été effectuées par des historiens juifs, sans provoquer de controverses majeures ou d’accusations de révisionnisme, et sans implications politiques. Hormis quelques révisionnistes virulents mais isolés et totalement discrédités universitairement et politiquement (sauf peut-être dans quelques pays d’Europe de l’Est), un large consensus prévaut sur l’étendue et les caractéristiques des crimes nazis. Les historiens allemands eux-mêmes jouent un rôle essentiel et désormais incontestable dans l’avancement de nos connaissances sur la Shoah. Si de nombreuses zones d’ombres et des controverses, parfois acerbes, persistent, elles concernent surtout des points spécifiques (chronologie, personnages, organisations, histoire locale…) et des interprétations. La situation est bien différente en Asie.
Cet article propose une réévaluation des premières semaines tragiques qui suivirent l’occupation de la capitale chinoise de l’époque par les Japonais le 13 décembre 1937. Nous nous concentrerons sur les points les plus controversés. Les données, pour la plupart d’époque, proviennent de témoins ou d’acteurs des faits, occidentaux et japonais. Les sources chinoises fiables sont plus rares. Mais les publications officielles de l’époque et la série de témoignages minutieusement recueillis depuis les années 1970 par Honda Katsuichi sont en revanche précieuses.
Jean-Louis Margolin
Institut de Recherches Asiatiques (IrASIA, UMR 7306), Marseille
Les derniers articles par Jean-Louis Margolin (tout voir)
- Les particularités de l’armée japonaise (1911~1946) – (1/3) - 21 octobre 2015
- Une réévaluation du massacre de Nankin (4/4) – Pourquoi? - 24 juin 2015
- Une réévaluation du massacre de Nankin (3/4) – Combien? - 17 juin 2015