Ni un simple débordement, ni une politique de génocide
Deux interprétations, courantes et opposées, doivent tout d’abord être réfutées. La première a déjà été abordée: un «débordement», un déchaînement plus ou moins spontané de la part de soldats japonais rendus à moitié fous par les souffrances et les privations, acharnés à se venger des Chinois qui leur avaient infligé des pertes importantes (40.000, dont 9.000 tués au combat) au cours de la bataille de Shanghai. Cette interprétation est celle des révisionnistes japonais, mais elle est partagée, sur un mode mineur, par de nombreux auteurs. Si l’on retient cette interprétation, il est permis de se demander pourquoi des massacres comme celui de Nankin ne surviennent pas plus fréquemment dans l’histoire des guerres. Elle va par ailleurs à l’encontre des nombreuses preuves démontrant que l’exécution des prisonniers de guerre fut organisée en haut lieu. Des officiers de tous rangs et des responsables politiques à Tokyo étaient informés précisément, et depuis longtemps, de l’atmosphère de terreur qui se répandait à Nankin. Jusqu’en février, ils ne firent rien pour s’y opposer. Les officiers de haut rang, qui n’étaient pas les derniers à participer aux viols et aux pillages, étaient très indulgents avec les auteurs des atrocités commises envers les civils, alors même que le moindre manque de respect envers les supérieurs, la moindre faute lors des entraînements ou des combats, étaient punis avec une sévérité extrême.
A l’inverse, de nombreux auteurs refusent de faire la différence entre les actes commis envers les prisonniers de guerre et ceux commis envers les civils, et considèrent que l’objectif des Japonais – de l’état-major au simple soldat – était de tuer et de violer le plus de Chinois possible, hommes, femmes et enfants. Ces auteurs, Iris Chang en tête, défendent – de façon souvent allusive, il est vrai – la thèse d’une politique de génocide. Pour Iris Chang, l’ensemble de la population civile aurait été massacré si les membres du Comité international n’avaient pas été si courageux. La bravoure de ces derniers, qui sauvèrent la vie à de nombreux Chinois et qui en préservèrent plus encore du viol, est incontestable. Mais de leur propre aveu, ils ne purent malheureusement pas intervenir efficacement pour les soldats ou les hommes jeunes arrêtés comme tels, même en leur présence, dans leurs propres camps de réfugiés, et alors même qu’ils savaient qu’une mort certaine les attendait.
Ils purent en revanche intervenir contre les viols et violences menées à l’aveugle (par exemple, en rassemblant des groupes massifs de femmes dans des salles fermées, les plus jeunes et les plus jolies étant placées le plus loin possible des portes). Quelques gardes consulaires leur avaient été affectés par l’ambassade japonaise, qui purent parfois faire obstacle aux soldats. Même seuls, les étrangers parvenaient presque toujours à chasser les groupes de soldats en maraude (Rabe exhibant fièrement son brassard orné d’une croix gammée…), et, parfois, à interrompre des viols. A leur propre étonnement, aucun d’eux ne fut jamais tué ou sévèrement blessé lors de ces interventions héroïques. Nous pouvons donc affirmer que des ordres avaient été donnés pour l’exécution des soldats chinois, ordres qu’une force aussi disciplinée que l’armée japonaise accomplissait sans hésitation. Quant aux actes perpétrés contre les civils, ils étaient individuels et impulsifs, tolérés mais non contrôlés par la hiérarchie militaire. Les soldats avaient également reçu des instructions leur interdisant strictement d’attaquer, ou même de contre-attaquer, les Occidentaux: Américains ou Allemands étant avant tout des ressortissants de pays stratégiquement importants pour le Japon. Comment expliquer autrement une telle différence entre le traitement réservé à ces derniers et celui appliqué aux Chinois? Même sous l’emprise de l’alcool ou de l’excitation sexuelle, aucun soldat japonais n’a jamais contrevenu à ces instructions.
Les trois temporalités de la violence japonaise
De retour à la case départ ? Pas totalement, car des éléments de pertinence sont à retenir dans chacune des interprétations que nous avons rejetées. Le comportement des Japonais à Nankin s’inscrit, de notre point de vue, dans une triple temporalité, dont les différentes dimensions s’imbriquent les unes dans les autres. La temporalité courte a déjà été évoquée. Le général Matsui, proche de la retraite (Nankin devait être sa dernière campagne) et entouré d’adversaires acharnés aussi bien à l’état-major de Tokyo que parmi ses subordonnés (Nakajima), a voulu mener une opération rapide et suffisamment décisive pour conclure la guerre en quelques mois. Il imposa à Tokyo une offensive éclair contre la capitale chinoise, défendue par une bonne partie des troupes d’élites de Chiang. Contre toute attente, cette campagne ne permit pas de les anéantir sur le champ de bataille. Cette déception, combinée avec le déficit logistique des Japonais, poussa ces derniers à résoudre la question des prisonniers de guerre par des exécutions en masse, un autre avantage de cette politique de la terreur étant de provoquer des désertions massives dans ce qui restait de l’armée chinoise. Sur ce point, Matsui pouvait compter sur le soutien inconditionnel de Nakajima.
Les violences commises envers les civils s’expliquent différemment: l’armée japonaise pâtissait de son déficit logistique, les soldats en souffraient. La possibilité d’obtenir nourriture et femmes en abondance fut utilisée pour appâter les soldats. Le privilège d’entrer dans les villes en premier était donné aux unités les plus méritantes. Les troupes japonaises s’étaient déjà habituées à vivre sur le pays: elles tuèrent, violèrent et pillèrent sans répit sur les 270 kilomètres séparant Shanghai de Nankin. D’où les actes incontrôlés auxquels elles se livrèrent à l’arrivée dans la capitale. Ici encore, l’instauration du règne de la terreur présentait un deuxième avantage: la mise au pas des habitants d’une ville aussi symbolique devait remettre les autres Chinois à leur place et mettre fin à leur «arrogance», si souvent dénoncée par la propagande japonaise. En 1941, les Allemands croyaient de la même façon en une victoire rapide et définitive en Russie, et c’est justement alors que leur violence fut portée à son comble, notamment envers les prisonniers de guerre soviétiques. Contrairement à la croyance la plus courante, les actes les plus terribles ne sont pas forcément commis sous l’emprise du désespoir, mais sont fréquemment le résultat d’un excès de confiance.
Cela nous amène à la temporalité moyenne. Il est difficile, et sans doute vain, de décider si le Japon fut réellement «fasciste». Mais il est communément acquis que, vers la fin des années 1930, le Japon se rapprochait rapidement des modèles italien et allemand et que les tendances totalitaires, militaristes et ultranationalistes s’y confirmaient de jour en jour. Or les régimes totalitaires ont une conception particulière de la guerre, qui correspond à leur conception du politique. La victoire doit être absolue, le pays ennemi devant être anéanti ou transformé en une sorte de colonie. Une conception aussi radicale du conflit favorise les déchaînements de violence. Même lorsque, comme en Italie ou au Japon, le racisme n’était pas le moteur essentiel de l’idéologie d’Etat, la radicalité extrême avec laquelle était perçu l’ennemi donnait forcément lieu à un «racisme secondaire» servant à justifier les pires atrocités. Ce phénomène peut expliquer le comportement bien plus violent du Japon durant la Seconde Guerre mondiale qu’au cours de précédents conflits armés (même si la tendance à traiter les Occidentaux avec plus d’égards que les Asiatiques n’est pas nouvelle: si nous prenons l’ère Meiji, en 1905, les prisonniers de guerre russes furent traités correctement, mais un massacre délibéré de civils chinois avait eu lieu lors de la prise de Port Arthur en novembre 1894).
La troisième temporalité est celle de la longue durée. Le massacre de Nankin s’inscrit aussi dans la «culture de guerre» du Japon. Cette approche relativement nouvelle a surtout été développée par l’historien américain George L. Mosse, ainsi que par une équipe dynamique de jeunes historiens français (Stéphane Audoin-Rouzeau, Annette Becker, etc.). Tous se sont concentrés sur la Première Guerre mondiale. L’approche par la «culture de guerre» exploite les ressources de la sociologie, de l’ethnologie et même de l’archéologie, et présente un certain degré de convergence avec l’ «histoire par le bas», essentiellement anglo-saxonne. Sont ainsi pris en compte l’entraînement, la vie et l’environnement des soldats (y compris le «groupe primaire» des camarades de régiment), leurs habitudes de combat. Sont également considérées la mobilisation idéologique et politique des civils, les représentations de l’ami et de l’ennemi, de la nation, des «morts glorieux», etc. A ce jour, peu de travaux sur l’armée japonaise ont été menés sous cet angle. Un terrain à explorer qui devrait se révéler instructif.
Nous savons que l’entraînement et le quotidien des soldats dans les casernes étaient sordides et violents, même en temps de paix: on évoque une «formation à coup de claques». Une mystique du «nouveau samouraï» s’était développée depuis le début des années 1930, avec une fascination pour le sabre et la baïonnette, et un mépris absolu pour la reddition ou les considérations «humanitaires». L’esprit de groupe, alimenté par le recrutement local des troupes, entraîna de nombreuses querelles internes dans l’armée. Mais ce phénomène peut également avoir été à l’origine des bandes délinquantes qui rôdèrent à Nankin. Pris individuellement, les soldats japonais semblaient montrer une capacité à passer d’une insensibilité extrême aux manifestations de sentimentalité larmoyante les plus inattendues, envers eux-mêmes mais parfois aussi envers leurs ennemis.
Enfin, l’étude de la représentation de l’ennemi (esquissée par John Dower pour la guerre du Pacifique) dans la guerre contre la Chine peut nous éclairer. Si l’on en croit leurs journaux et lettres, les soldats japonais se sentaient offensés par la résistance inattendue des Chinois. Ces derniers auraient dû se comporter conformément à leur réputation, héritée de la guerre de 1894-95, de soldats médiocres et peureux. Si les faits venaient démentir cette réputation, ce n’était pas parce que cette image était erronée, ou à tout le moins obsolète, non, c’était la démonstration de leur incroyable perfidie, de leur méchanceté et de leur arrogance injustifiée envers les Japonais. Le soldat Ueba écrit dans son journal: «Comment les Chinois peuvent-ils continuer à se battre avec toutes les pertes qu’ils ont subis? Je les hais!». De façon surprenante, Omer Bartov décrit exactement la même réaction chez les soldats allemands qui firent l’expérience de la résistance russe à partir de 1941, réaction qui se transforma en une vague de haine raciale et de violence. Dans les deux cas, c’est une vengeance terrible qui devait être mise en œuvre. L’ennemi, en refusant de jouer la partition écrite pour lui, se retrouvait déchu de tous ses droits.
Jean-Louis Margolin
Institut de Recherches Asiatiques (IrASIA, UMR 7306), Marseille
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