1942-1946: Du triomphe à la faillite de l’économie de guerre
De Pearl Harbor à Hiroshima
Le parachèvement du dirigisme économique
Les dirigeants de l’armée semblent être parvenus à leurs fins avec le cabinet Tôjô d’octobre 1941. C’en est fini des interminables louvoiements face aux Anglo-Saxons, et des amabilités aux zaibatsu. Le choix de la guerre totale est fait, à l’extérieur autant qu’à l’intérieur. Une étude de l’Office de Planification du Gouvernement, en décembre 1941, fait la liste des quatre goulots d’étranglement risquant de paralyser l’effort du Japon: le riz, le carburant, les matières premières stratégiques, le matériel de transport (maritime avant tout). Leur insuffisance compromettrait la guerre? La guerre y pourvoira: on ira chercher le riz en Thailande et en Indochine, le pétrole aux Indes néerlandaises, l’étain et le caoutchouc en Malaisie, le cuivre aux Philippines… La rapidité de l’assaut nippon permettra même de capturer nombre de précieux navires, intacts. C’est dire à quel point guerre et économie ont désormais partie liée. Réussir ensemble, ou sombrer ensemble.Le patronat privé n’est pas dépossédé, mais il doit faire le gros dos, et escompter de juteuses retombées des conquêtes, si du moins l’on parvient à les digérer… Les militaires vont imposer la présence dans les grandes sociétés de surintendants de l’armée, et les structures de contrôle, d’allocation et de commercialisation soit étatiques, soit impulsées par les cartels de branche, se multiplient, au prix de beaucoup de confusion et de lourdeur bureaucratique, et sans qu’un organisme central assure la cohérence d’une politique d’ensemble. Les sourds affrontements entre militaires et civils sont relayés par la féroce compétition entre armée de terre et marine pour l’allocation des précieux matériels: on doit parfois élever un mur dans les usines travaillant pour les deux armes, afin d’empêcher les pillages réciproques… La formation à l’automne 1943 d’un ministère des Munitions par le gouvernement Tôjô est destinée à les départager, mais la marine accuse le général de partialité pour l’armée, et cela participera de sa chute en juillet 1944. Le conflit s’atténuera ensuite: après la bataille du golfe de Leyte, en octobre, le Japon n’aura pour ainsi dire plus de marine de guerre…
Une mobilisation totale
Les dépenses de guerre ont longtemps été à peu près équilibrées par l’augmentation des recettes: taxe spéciale sur les salaires grimpant de 10% à 18%, emprunts obligatoires, placements de bons du Trésor dans le public par l’intermédiaire des omniprésentes Associations de Voisinage, à qui l’on pouvait difficilement dire non – il convient d’y consacrer 10% à 20% de ses revenus. A la fin des hostilités, l’inflation dérape cependant: la masse monétaire quintuple de 1941 à 1945. Les divers prélèvements et le blocage des salaires avaient déjà réduit drastiquement la consommation des ménages: 6 milliards de yens sur un PIB de 84 milliards en 1944! Les rations s’effondrent (le riz passe de 900 grammes à 400 grammes par jour), et beaucoup d’autres produits, du savon aux vêtements, ont tout simplement disparu. Or le marché noir est inaccessible à la plupart: le sucre, par exemple, s’y achète à 250 fois le prix officiel. D’où une baisse de la ration calorique quotidienne moyenne de 2.400 en 1941 à 1.500 en 1945 (11% de moins que dans l’Allemagne affamée de 1918). L’épuisement était tel à l’été 1945 que les militaires jusqu’auboutistes, avant Hiroshima, craignaient par dessus tout une prolongation du blocus et des bombardements américains, sans débarquement, qui auraient amené un effondrement intérieur vers le printemps de 1946.
Il fallait remplacer les quelque 9,5 millions d’hommes appelés sous les drapeaux, et fournir en main d’oeuvre les usines d’armement (deux millions de travailleurs pour la seule aéronautique!). Un avantage paradoxal résidait dans la rareté relative du travail salarié chez les femmes, qu’on attira donc massivement vers les industries de guerre. Quelques deux millions de Coréens furent également importés, et des centaines de milliers de prisonniers de guerre se virent contraints de travailler, au mépris des conventions de Genève. Les vides furent quantitativement à peu près comblés, mais la qualification des nouveaux employés laissait beaucoup à désirer, ce qui eut des conséquences funestes pour l’aéronautique.
Des résultats mitigés
Les résultats de la production de guerre sont à la fois impressionnants et insuffisants, face à l’énorme potentiel américain. A partir de la fin de 1944, sous les coups de boutoir des bombardements en tapis, et alors que presque plus rien ne peut être importé, tout commence à s’effondrer. Le pétrole est le principal goulot d’étranglement, car la production intérieure est faible (286.000 tonnes en 1943) et les ersatz sont un échec presque complet (135.000 tonnes en 1944), malgré l’abattage de centaines de milliers de pins pour extraire l’alcool de leurs racines; à la fin des hostilités, les réserves sont tombées à 46.000 tonnes, et presque tout est réservé à l’aviation. L’acier, dont le minerai manque au Japon, aurait dû voir sa production grimper de 4,4 millions de tonnes en 1941 à 10 millions en 1945. On n’en est en fait en 1943 qu’à 4,5 millions de tonnes, puis dès 1944 la production s’effondre: 2,7 millions de tonnes (250.000 tonnes au premier trimestre 1945).
Voilà qui est significatif du plus grand échec nippon: l’incapacité à réorganiser efficacement à son profit les économies coloniales d’Asie du Sud-Est, traditionnellement tournées vers l’Europe et l’Amérique du Nord. Les cadres compétents manquent, les indispensables relais locaux (à commencer par les Chinois) n’ont pas confiance, ne serait-ce que parce que l’occupant les paye en monnaie dévaluée. Surtout, dès 1943, les communications maritimes sont compromises par l’action des sous-marins américains et britanniques. Ainsi de la bauxite (essentiellement de Malaisie), indispensable à l’aviation: 460.000 tonnes en sont importées en 1941, 820.000 en 1943, mais 350.000 en 1944… et 1.800 en 1945. La Sphère de Coprospérité de la Grande Asie est demeurée un slogan pratiquement sans contenu.
C’est largement par les constructions navales que la guerre a été perdue: dès 1942, la production de navires de commerce équilibre à peine les pertes; au total, 3,5 millions de tonnes construites, 8,1 millions de tonnes coulées (dont 4,4 millions par les sous-marins). Résultat: à la fin de la guerre il reste environ 800.000 tonnes de navires pas trop endommagés, pour une flotte de 6,4 millions de tonnes en 1941. L’industrie aéronautique connaît un essor gigantesque: 64.000 avions produits (mais fin 1944 70% de ceux sortis des ateliers se révèlent inaptes au combat), avec un maximum mensuel de 2.800 en juin 1944, contre 550 au début de la guerre; 16.000 existent encore en août 1945, mais la plupart ne peuvent voler, ne serait-ce que du fait de la pénurie de kérosène. Les problèmes sont à la fois conjoncturels et structurels: pas assez d’ouvriers qualifiés, pas assez de travail à la chaîne, pas assez de capacité de production de machines-outils (beaucoup sont encore anglo-saxonnes), et trop de PME ultra-spécialisées, dont la destruction lors des bombardements va multiplier les goulots d’étranglement.
Le désastre et la réorganisation (août 1945-1946)
A l’heure de la capitulation, le Japon pourrait paraître revenu avant Meiji: les usines, même non bombardées, ont pour la plupart cessé de tourner, les communications d’une région à l’autre sont très difficiles, la pénurie est générale, la misère extrême. 40% des bâtiments des villes ont été rasés par les bombardements. De plus la société est bouleversée par les morts (environ deux millions), les centaines de milliers de prisonniers aux mains des Soviétiques (beaucoup ne reviendront qu’en 1952, ou jamais), le départ d’1,5 millions de Coréens, et le retour au pays d’environ trois millions de civils nippons des colonies, d’Asie du Sud-Est ou de Chine, qu’il faudra trouver à employer.
Les Américains sont bien décidés à profiter de cette situation exceptionnelle pour extirper les racines mêmes du militarisme. Quatre séries de mesures sont donc prises. L’armée est rapidement dissoute, et l’article 9 de la Constitution élaborée en 1946 interdit même le recours à la belligérance. Une vaste épuration est lancée (200.000 personnes), qui touchera largement tant les milieux militaires que ceux de l’administration et de l’économie. Les zaibatsu sont menacés de dissolution, ou à défaut doivent se réorganiser de manière décentralisée, en ouvrant leur capital au-delà de la famille du fondateur; ils doivent accepter de dialoguer avec les syndicats nouvellement autorisés, et reconnaître le droit de grève. Enfin une réforme agraire aussi hardie que celle, simultanée, lancée par les communistes chinois résout, sans violence, la plupart des tensions sociales des campagnes, autrefois vivier des extrémistes de droite.
Conclusion
La guerre s’est subordonnée l’économie, et l’a entraînée avec elle à la catastrophe. Mais un peuple peut se passer d’ambition guerrière, et peut-être même d’armée. Il ne peut pas se passer d’une économie. Celle-ci, après le temps du chaos, repartira sur des bases renouvelées, et plus puissante que jamais, dans la mesure même où elle n’aura plus à céder aux lourdes exigences d’une armée dévoreuse de ressources. Entretemps, elle aura montré une capacité étonnante à se hisser en six ou sept décennies au niveau des meilleurs: de ce point de vue, une guerre de grande ampleur est un test qui ne trompe pas.
Jean-Louis Margolin
Institut de Recherches Asiatiques (IrASIA, UMR 7306), Marseille
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