La passion pour la culture japonaise est «encrée» en moi depuis mon plus jeune âge.
Je pourrais évoquer plusieurs raisons à cela, la plus importante remonte à ma plus tendre enfance, lorsque mon grand-père, ancien marin, embarqué à l’âge de 16 ans dans la Marine Nationale me narrait une escale Japonaise marquante, datant de plus de 50 ans, qui lui avait laissé des étoiles plein les yeux. Récits agrémentés de chansons qu’il m’apprenait en Japonais, et dont il n’avait oublié aucune parole.
Par la suite, j’ai découvert Dragon Ball, grâce à mon cousin plus âgé, qui m’y a initié à chacune de nos rencontres.
Puis, ce fut au tour de ma Tante, grâce à laquelle j’ai pu me constituer la collection intégrale de l’œuvre d’Akira Toriyama (鳥山明).
C’est au fil de ces lectures, que j’ai été poussé à m’intéresser à ce pays plus en profondeur, tant la différence culturelle était palpable dans les pages de cette «Image dérisoire» (ndlr: trad. lit. De «manga»).
C’est donc, de cet amour transmis depuis mon enfance et de l’ouverture culturelle apportée par la lecture d’œuvres japonaises, que m’est certainement venu cet attrait pour cet archipel hors du commun.
C’est en Août 2013, alors âgé de 20 ans, que je me suis rendu seul au Japon pour la première fois.
Un voyage au Japon d’une durée d’un mois, durant lequel je visitais la capitale Tokyo (東京) jusque dans ses moindres recoins.
Voulant marquer ce «pèlerinage» d’une pierre blanche, je décidais de me faire tatouer dans un salon bénéficiant d’une très bonne réputation: HeavyWeight Tattoo à Tokyo.
L’artiste Garyô (臥竜), Japonais, était spécialisé dans le Wabori (和彫り), le salon était géré par sa femme Hachi (はち), elle-même tatoueuse et de nationalité Française, dont la tâche était en plus de son activité, de s’occuper de la prise de rendez-vous et de l’intégralité des traductions.
Garyô parlait uniquement japonais, moi pas un mot, à l’époque; je profitais donc de ces conditions optimales pour prendre un rendez-vous pour la fin de mon séjour.
Le rendez-vous se passait de la plus agréable des manières, et je suis reparti en France chargé de bons souvenirs, enrichi d’une rencontre des plus originales, la peau encrée d’un souvenir en mémoire de mon grand-père et de ce voyage que «nous» avions accompli.
De retour en France, je n’étais animé que par l’envie irrésistible de repartir au plus vite, pour expérimenter un séjour d’un an, dans le cadre d’un working holiday visa (visa vacance-Travail).
Professeur de fitness et coach sportif à l’époque, motivé comme jamais, j’ai cumulé les heures de travail pour boucler un budget qui me permettrait de réaliser mon rêve, vivre un an au Japon…
En parallèle, j’ai entamé un apprentissage en autodidacte de la langue Japonaise, armé des minna no nihongo (みんなの日本語) et de l’application Anki.
A ce stade de mes préparatifs, mes projets sur le sol japonais, se résumaient à profiter de l’atmosphère particulière du pays, et à m’y laisser guider.
Projets somme toute sporadiques, mais à cette époque, je n’étais pas connu pour ma passion du travail… Je ne savais pas encore que j’allais trouver ma voie.
C’est alors que, suite à une discussion avec l’un de mes élèves, cuisinier, qui me vantait les possibilités que m’ouvriraient l’apprentissage de la conception des sushi au Japon, je pris conscience de l’opportunité qu’il m’était donné d’apprendre un savoir-faire durant mon voyage au Japon, cela étant beaucoup plus productif et intéressant que la procrastination jusqu’alors prévue.
Mon choix se portait naturellement sur le tatouage traditionnel japonais, dont les grandes pièces couvrants intégralement les corps de leurs porteurs, accompagnées d’une signification et d’une codification séculaire, me fascinaient depuis toujours.
Garyô était une évidence, c’est à lui que je devais m’adresser, je prenais mon courage à deux mains et décidais d’envoyer un message au salon Heavyweight Tattoo.
Connaissant l’importance du respect des codes et des procédures du peuple Japonais, je demandais timidement quels étaient les prérequis et les démarches à faire pour devenir apprenti tatoueur au Japon.
La réponse fut au-delà de mes espérances puisque Garyô accepta de me prendre comme apprenti, sans autre forme de négociation.
Vous l’aurez compris mon parcours en tant que tatoueur est essentiellement dû à cette rencontre avec mon Maître et à l’opportunité exceptionnelle qu’il m’a offerte de devenir son disciple.
C’est en août 2014, que je me suis installé dans le quartier d’Harajuku (原宿), en face de Takeshida Street.
Je me suis ensuite rendu plein d’humilité au Salon HeavyWeight Tattoo situé dans le quartier pittoresque de Nakano (中野) où j’ ai retrouvé ce couple incroyable qui avait accepté de m’accueillir à plein temps dans leurs vies, après une simple rencontre de deux heures une année auparavant.
Notre première discussion fut au sujet de nos conditions de travail, sujet rapidement clos, aucun échange d’argent entre nous, le don du savoir, et du travail assidu accompli en échange, seront les clauses uniques de notre contrat.
Dès le lendemain commençait mon apprentissage, mon Maître m’expliquait une seule fois comment établir la «zone stérile», mettre en place le matériel, monter les machines.
Je devais également m’occuper de l’accueil des clients à la gare, (90% étaient des touristes français) et de la traduction.
Ces missions accomplies, le reste de mon temps était alloué à la prise en main des machines (magnétiques et rotatives) sur des peaux synthétiques.
Mon Maître m’avait mis à disposition sa collection de machines pour me faire la main et trouver celle qui me correspondrait le mieux.
Après avoir testé toutes les machines magnétiques mises à ma disposition, mon choix se porta dès le premier essai pour une des machines rotatives que mon maître utilisait quotidiennement, à savoir l’Evo 3 de chez Evo Rotary.
Qu’elle ne fut pas ma surprise d’apprendre que cette fabuleuse machine était de conception Française! Cocorico. Merci Serge Roots-Tattoo!
Le temps m’étant compté, je dessinais en parallèle un maximum afin d’acquérir au plus vite une bonne connaissance des motifs traditionnels.
Pour se faire je m’appuyais principalement sur les Ukiyo-e (浮世絵, estampes), étant à la base de l’imagerie du Wabori (和彫り, tatouage traditionnel japonais).
Pour l’anecdote, mon maître m’avait donné pour seule directive de dessiner au minimum une Koï (鯉, carpe) par jour, la Koï étant le motif «le plus simple» du bestiaire japonais, il s’agissait donc de le maîtriser au plus vite. Parti douze jours à l’étranger.
Mon Maître eu la surprise à son retour de voir que j’avais dessiné une série de 100 Koï pendant son absence.
Une fois les peaux synthétiques épuisées, je passais aux peaux de cochons. Je les commandais par rouleaux surgelés sur Rakuten (楽天), les décongelais, les découpais au format A4 puis les recongelais individuellement afin de me mettre à disposition des «feuilles de peaux» rapidement utilisables.
On ne va pas se mentir sur le papier ça à l’air sympa, mais, en réalité c’est encore loin de la peau humaine.
A tel point que je me disais «Si la peau humaine est aussi difficile et longue à tatouer, je ne pourrai pas faire ce métier…», par chance ce n’est pas le cas.
Six mois de pratique plus tard, mon Maître me donnait le feu vert, tant attendu, de tatouer une peau humaine… ma cuisse!
Ce fut riche en émotions. Mon premier travail s’est soldé par un commentaire minimaliste mais approbateur de mon Maître (ce qui était déjà inespéré).
La récompense est arrivée quelques jours plus tard: mon Maître m’autorisant à tatouer l’arrière de son mollet.
C’est à ce moment-là que j’ai pris conscience de l’énorme responsabilité d’un tatoueur. Le mot indélébile prend son véritable sens, le client doit être satisfait et je dois tout mettre en œuvre pour faire le meilleur travail possible.
Suite à cette initiation, j’ai pu tatouer nos proches présents sur le sol japonais, personnes envers qui je resterai éternellement reconnaissant.
J’avais désormais le permis de tatouer et devais l’honorer avec fierté.
Mais un autre défi, encore plus grand, et encore plus intéressant m’attendait, l’apprentissage des thématiques de l’irezumi (刺青, tatouage traditionnel japonais).
En effet, le tatouage traditionnel japonais recense une grande partie de la culture Japonaise, que je me suis efforcé de découvrir et d’assimiler jour après jour.
N’en déplaise aux néophytes convaincus qu’il ne s’agit que de koi (鯉, carpe), sakura (桜, fleur de cerisier) et autres ryu (竜, dragon), il comprend, au contraire, une multitude de thèmes plus variés les uns que les autres, dont voici une liste non-exhaustive:
- Le bestiaire traditionnel: tora (虎, tigre), ryu (竜, dragon), koi (鯉, carpe), houou (鳳凰, phoenix), …
- Les héros du folklore japonais: kintaro, oniwakamaru, benkei, minamoto…
- Les héros des grands récits chinois (suikoden -水滸伝, roman «Au bord de l’eau»-, saiyuki -西遊記, roman «La pérégrination vers l’ouest»-, …): Les 108 héros, Son Goku (孫梧空), …
- Les yokai (妖怪, créatures fantastiques): tanuki (狸, chien viverrin), kitsune (狐, renard), chouchin obake (提灯お化け, Lanterne hantée), …
- Le Panthéon bouddhiste: nyorai (如来, bouddha), bosatsu (菩薩, Boddhisattva), myoou (明王, rois du savoir), …
- Les divinités shinto (神道), Amaterasu (天照, déesse du Soleil), …
- Le jeu de carte hana-fuda (花札)
- Le théâtre kabuki (歌舞伎)
- Les masques du théâtre nô (能): hannya (般若, femme vengeresse, rongée par la jalousie), oni (鬼, démon/Ogre du folklore Japonais), ko omote (子面, masque de jeune femme), …
- Les bijin ga (美人画, estampe de belle femme)
- Les hagoita (羽子板, raquette décorée en bois de forme rectangulaire)
- Sans oublier toute la flore: botan (牡丹, pivoine), kiku (菊, chrysanthème), hasu (蓮, lotus), sakura (桜, fleur de cerisier), ume (梅, fleur de prunier), …
De plus il faut apprendre les différentes combinaisons du mikiri (見切り, fond traditionnel), fond traditionnel composé de nami (波, vagues), kumo (雲, nuages), courants, Iwa (岩, rochers), tourbillons, … Les vagues, ne devant par exemple pas se tenir au-dessus des nuages.
Qui plus est, selon le thème choisi, il s’agit de ne pas faire d’impair, par exemple une koï (鯉, carpe), devra être représentée avec des vagues et du courant tandis qu’un houou (鳳凰, phoenix) devra, lui, se mouvoir dans les nuages.
Cela paraît logique au premier abord mais cette recherche de la précision et du détail est souvent omise par les tatoueurs qui n’ont pas la curiosité d’explorer toutes les facettes de cet art traditionnel, et qui, bien souvent ne s’intéressent qu’à son esthétique.
Chaque thème est associé à une saison et chaque saison à une fleur, par exemple selon la légende, la koï (鯉, carpe), symbole de courage et de persévérance, remonte le courant afin de se transformer en dragon en automne, elle devra donc être accompagnée de momiji (紅葉, feuilles d’érable rouge).
Ce ne sont là que des exemples sporadiques des codes et autres connaissances nécessaires à l’exécution d’un tatouage traditionnel Japonais, que je me suis efforcé d’étudier et d’assimiler au cours de mon apprentissage auprès de Garyô (臥竜).
Il est important de souligner les relations Maître-élève au Japon. Le Maître n’instruit qu’en de très rares occasions, il s’agit plutôt de montrer sa détermination en récoltant les informations par soi-même.
En regardant son Maître officier, mais aussi en parcourant les nombreux livres mis à disposition ou en faisant des recherches personnelles.
Ce n’est qu’une fois un maximum d’informations récoltées que l’on peut se permettre de demander des précisions, et qu’il se fera un plaisir de vous délier le vrai du faux et surtout vous donnera les informations qui ne sont transmises pour la plupart qu’oralement.
A mon retour en Août 2015, j’ai commencé à tatouer à mon compte à Châteauneuf-du-Pape dans le style traditionnel Japonais.
En février dernier, j’ai eu l’honneur de partager un stand à la convention de tatouage de Lyon (2° plus grande convention de France) avec mon Maître Garyô et sa femme Hachi, ce fut une extraordinaire preuve de confiance de partager cette expérience avec celui qui m’a tout appris.
Il y a quelques mois, j’ai eu l’immense plaisir de tatouer un mois dans le Salon HeavyWeight Tattoo, à Tokyo, au côté de mon Maître, là où tout à commencer … Ce qui, vous l’imaginez, m’emplit de fierté.
Un bouche à oreille positif a permis à ma clientèle, au début confidentielle, de s’élargir. Aujourd’hui, je tatoue dans notre salon de Tokyo aux côtés de mon Maître et sa femme.
Les prises de rendez-vous peuvent se faire en Anglais, Français, ou Japonais via ma page Facebook (猿正 Ensei), Instagram (@enseitattoo), par mail, ou par téléphone.
Si vous êtes de passage à Tokyo, n’hésitez pas à me contacter je serai ravi de vous en dévoiler plus sur cet art riche et magnifique qu’est l’Irezumi (刺青, tatouage traditionnel japonais).
Mon plus grand plaisir est de créer des œuvres uniques et originales, en adéquation avec les désirs et la personnalité de mes clients.
Lexique:
刺青 Irezumi / Shisei, 和彫り Wabori = Tatouage traditionnel japonais
浮世絵 Ukiyo-e = Estampe Traditionnelle
鯉 Koi = Carpe
桜 Sakura = Fleurs de cerisier
龍 Ryu = Dragon
虎 Tora = Tigre
鳳凰 Houou = Phoenix
水滸伝 Suikoden = Roman «Au Bord de l’Eau»
西遊記 Saiyuuki = Roman «La Pérégrination vers l’Ouest»
孫梧空 Son Goku = Roi des Singes «Sun Wu Kong», héros de «La Pérégrination vers l’Ouest»
妖怪 Youkai = Créatures surnaturelles du folklore Japonais
狸 Tanuki = Chien viverrin, bien pourvu par la nature. (Métamorphe)
狐 Kitsune = Renard (Métamorphe)
提灯お化け Chouchin Obake = Lanterne hantée
如来 Nyorai = Bouddha
菩薩 Bosatsu = Boddhisattva
明王 Myoou = Rois du Savoir
天照 Amaterasu = Déesse du Soleil
神道 Shinto = Religion/Mythologie polythéiste/Animiste japonaise
般若 Hannya = Femme vengeresse, rongée par la jalousie
鬼 Oni = Démon/Ogre du folklore Japonais
小面 Ko Omote = Masque de jeune femme
美人画 Bijin Ga = Estampe de belle femme
羽子板 Hagoita = Raquette décorée en bois de forme rectangulaire
牡丹 Botan = Pivoine
菊 Kiku = Chrysanthème
蓮 Hasu = Lotus
桜 Sakura = Fleur de cerisier
梅 Ume = Fleur de prunier
紅葉 Momiji = Feuille d’érable rouge
見切り Mikiri = Fond Traditionnel
波 Nami = Vague
雲 Kumo = Nuage
岩 Iwa = Rocher
Ensei 猿正
Aujourd'hui basé à Avignon, France.
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