Aujourd’hui, je vais tenter de dégrossir un sujet extrêmement vaste et riche du Wabori à savoir le bestiaire.
Mais avant de commencer il faut que je vous rappelle, que de par leur histoire, la culture chinoise et la culture japonaise, bien que différentes sont étroitement liées et c’est pourquoi la plupart des éléments que je vais vous donner, des thématiques, des significations et des légendes, trouveront leur origine tantôt dans l’une, tantôt dans l’autre.
Je vais faire de mon mieux pour ne pas vous perdre mais gardez en tête que tout ce que je vais vous dire va tirer son origine de cultures, de religions ou de périodes différentes et pourront parfois se compléter, ou alors se contredire ou même se répéter.
Ici, je vous ferai juste un résumé des informations que l’on m’a transmise quand j’étais en apprentissage, de ce que j’ai pu entendre ou de ce que j’ai pu lire. Il ne constitue en aucun cas une liste exhaustive de tous les thèmes possibles et de toutes leurs combinaisons ou symboliques.
Ceci étant dit, on est parti! Commençons par le Karajishi.
Karajishi
Désigné par divers noms, Karajishi, Shishi, Komainu ou encore Foo Dog, il s’agit de la paire de statues gardant l’entrée des Otera et des Jinja.
Les Otera sont les temples bouddhistes, tandis que les Jinja eux sont les sanctuaires Shintō.
La différence la plus notable étant la présence ou non d’un cimetière. Celui-ci étant absent dans les sanctuaires Shintō.
Ces deux statues sont en général appelées à tort par le même nom. Or, il s’agit de deux créatures bien différentes à qui le temps a rendu l’apparence extrêmement similaire voire identique dans certaines représentations.
Lorsque nous sommes positionnés face aux statues, celle de droite s’appelle Karajishi ou Shishi, nom signifiant littéralement lion chinois.
Celui-ci aura la bouche ouverte et pourra avoir sa patte posée sur une sphère qui représentera tantôt une perle de sagesse, tantôt un Temari. Les Temari étant des balles de soie conçues la plupart du temps à partir de restes de kimono.
Celle de gauche, elle, se nommera Komainu, signifiant littéralement Lion-chien. Il aura la bouche fermée et pourra avoir sa patte posée sur un petit. Dans ses plus vieilles représentations, il possède une corne au sommet de son crâne montrant bien la différence entre ces deux créatures.
Le Karajishi aura donc la bouche ouverte afin de conjurer le mal mais aussi d’exprimer le son “A”, étant la première lettre du Sanskrit, en opposition avec le Komainu, qui lui aura la bouche fermée, empêchant le mal de pénétrer et exprimant le son “Un” formant à eux deux le son “Aun”, son originel primordial à partir duquel l’univers se serait structuré.
C’est une façon très commune d’équilibrer une paire d’animaux, de guerriers ou de divinités dans le Wabori, ce concept de “AUN”: bouche ouverte, bouche fermée.
Le Karajishi ou Shishi est aussi connu pour sa capacité à dévorer les mauvais esprits. On le retrouve par exemple dans la tradition du Shishimai où le Shishi va manger les mauvais esprits qui pourrait se cacher dans la tête des enfants.
Il est de notoriété publique que le Shishi entretient un lien extrêmement fort avec les pivoines, que l’on appelle Botan en japonais.
Il y a plusieurs légendes à ce propos. L’une parle du seul point faible du Shishi qui serait un insecte se cachant dans son pelage, y proliférant jusqu’à le tuer.
Or cet insecte ne survivrait pas à la rosée s’écoulant des pivoines et c’est pourquoi le Shishi s’y réfugierait. Il pourrait aussi manger des pivoines pour leurs propriétés médicinales.
D’autres légendes parle de l’odeur des pivoines qui serait la seule à enivrer le Shishi, ou bien que les pivoines seraient les seuls à pouvoir contenir son énergie spirituelle.
Bref, vous l’aurez compris qu’elles qu’en soient les raisons, elles sont nombreuses et montrent le fort lien qu’il y a toujours eu entre ces deux motifs formant à eux deux le thème que l’on nomme Karajishi Botan, Lion chinois et pivoine: symbole de force, de beauté et de guérison.
Le Karajishi sera donc quasi exclusivement représenté avec des pivoines. Une seule exception méconnue, il s’agit des fleurs de cerisier, Sakura, avec les Karajishi, ce thème s’expliquant par la présence de cerisiers dans les temples où sont disposées les statues.
Tora
Passons aux tigres maintenant. Le tigre, Tora en japonais, est à la base un symbole fortement associée au vent et à l’automne et sera souvent représenté avec les éléments associés au vent et des Momiji, à savoir des feuilles d’érable rouge, symbole de l’automne.
Il est aussi symbole de force et de protection contre le mal, et c’est pour rappeler ces deux notions qu’il sera souvent représenté la bouche ouverte donc “A” sur un rocher, ou encore dans une forêt de bambou: deux lieux dont l’accès est réputé difficile et nécessitant une grande force.
Une autre raison de la représentation des tigres dans les bambous serait similaire à celle du Karajishi et des pivoines. L’éléphant et ses défenses étant un ennemi redoutable pour le tigre, les bambous lui servirait de défenses naturelles contre celle-ci.
Une autre combinaison possible est celle des pivoines avec le tigre. Pour les personnes lisant les kanjis, les sinogrammes, le motif sur le front du tigre formerait naturellement le caractère “Ō” à savoir roi, en faisant le partenaire parfait pour la pivoine qui en japonais donc se dit Botan mais aussi Kaō ou Hana-Ō qui veut dire littéralement «le roi des fleurs» faisant de ce duo un motif royal. Rajoutons à cela que la couleur jaune en Chine est une couleur impériale.
Enfin, on peut associer le tigre symbolisant le vent, au dragon symbolisant l’eau et créer un motif Fūsui, Feng Shui.
Ajoutons à cela que le terme Ryūko, composé des kanjis de dragon et de tigre, signifiait aussi deux puissants rivaux: le dragon régissant les cieux et les mers tandis que le tigre gouverne les terres.
On notera pour finir que parmi les Shijin figure Byakko le tigre blanc représentant l’ouest, l’automne et le vent.
Ryū
Passons maintenant à celui qui est certainement le plus célèbre, à savoir le Ryū, le dragon.
Le dragon est un animal mythique fortement associé à l’eau et régissant les mers et les cieux. Opposé à son cousin occidental qui lui est plutôt maléfique, le dragon japonais sera plutôt un symbole de sagesse.
Dans sa description originale, c’est un animal chimérique ayant des yeux de lapin, une tête de chameaux, des bois de cerfs, des écailles de carpes, un corps de serpent, des paumes de Tigre et des serres d’aigle.
Il en existe d’innombrables variétés et légendes parmi lesquelles on trouve par exemple Ryūjin le dieu-dragon de la mer ou encore le terrible Yamata no Orochi à huit têtes que Susanoo-no-Mikoto tua.
Le dragon japonais est souvent plus fin que ses cousins asiatiques et il aura en Wabori toujours trois griffes par pattes, dans lesquelles il tiendra parfois une perle représentant sa sagesse, sa connaissance, le bonheur ou encore son contrôle sur les éléments.
Concernant les griffes, une légende japonaise dit que le dragon aurait gagné une griffe par pays traversés en ayant quatre en Corée et 5 en chine. Cette légende fait opposition à la version chinoise disant que le dragon aurait perdu une griffe par frontière traversée.
A noter qu’en Chine, le dragon à cinq griffes est un symbole impérial et lui est réservé. Dans les légendes chinoises, le développement du dragon se fera sur 3000 ans, alternant sommeil dans le fond des océans puis ascension progressive vers les cieux.
Un dragon lambda sera donc plus âgé si représenté dans les cieux plutôt que dans les eaux, hormis Ryūjin le dieu-dragon de la mer.
Il ne serait capable de percevoir les sons qu’une fois ses cornes apparues et c’est mille ans plus tard qu’il atteindra son âge adulte, obtenant une paire d’aile.
Ces ailes sont rarement représentées en Wabori même si on trouve des oeuvres d’Hokusai mettant en valeur ses différentes formes.
Les dragons sont connus pour détester la saleté et éloigner les maladies, en faisant donc un motif parfait pour les fontaines des Chōzuya à l’entrée des temples. Ces fontaines servent aux Oharai, à la purification.
Dans le Wabori, on distingue le dragon ascendant Nobori Ryū du dragon descendant Kudari Ryū.
On préférera les représenter sur de grandes zones ou alors faire disparaître des parties de corps afin de donner une impression de masse, de grandeur, le corps complet sur une petite zone donnant facilement un visuel de vers de terre.
On notera pour finir que parmi les Shijin figure Seiryu le dragon azur représentant l’est, le printemps et le bois.
Koi
La carpe, que l’on nomme Koi en japonais remonterait selon la légende le courant du fleuve jaune en Chine jusqu’à la porte du dragon, Ryūmon, en japonais et se transformerait ainsi en dragon.
Cette démonstration de force, de persévérance et de détermination fait de la carpe un symbole de bravoure et de virilité.
De cette histoire est apparue l’expression japonaise Toūryūmon, littéralement faire l’ascension jusqu’à la porte du dragon, signifiant aujourd’hui surmonter les obstacles afin d’atteindre le succès.
L’ascension des Koi ce faisant traditionnellement en automne, il conviendra donc dans les Wabori de les agrémenter de Momiji, feuille d’érable rouge symbolisant cette période.
Les Koi ont aussi une connotation printanière et pourront être accompagnées de Sakura, les fleurs de cerisier.
Ici cette association est due au Koinobori, la fête des enfants destinées aux garçons, durant laquelle ont fait flotter au vent des carpes en papier ou en soie qu’on appelle Koinobori dans l’espoir que ces notions de courage et de persévérance qu’elles représentent soient transmises aux enfants et qu’ils grandissent ainsi forts et en bonne santé.
La carpe noire sera appelée Magoe et elle représentera le patriarche. On pourra lui ajouter des reflets jaunes ou ocre.
La rouge, quant à elle, sera nommée Higoe et elle représentera la mère.
Pour finir la bleue Kogoe représentera l’enfant.
Un motif de carpes rouge et noir donc Magoe et Higoe sera donc un motif à forte connotation Inyō ou Yin Yang.
On pourra aussi représenter la carpe dans une lutte avec Kintarō, Kintarō que l’on pourrait décrire comme une version japonaise d’Hercule.
Une autre association est possible et celle-ci est due à un jeu de mot. En Chinois Koi se lit “li”, qui est un homophone du mot chinois pour profits. On l’associera donc avec la pivoine, fleur médicinale considérée comme étant de haut rang, ceci donnant à la composition une connotation de richesses et de bon augure.
Ce genre de combinaison est difficile à expliquer car elle est basée sur des jeux de mots venant soit du japonais, soit du chinois et difficilement traduisibles. Néanmoins, nombreux sont les motifs basés sur des Kotoba Asobi ou des Dajare à savoir des jeux de mots ou des calembours.
Parmi eux, on peut citer différents jeux de mots faits avec Kingyo. Par exemple, le poisson rouge Kingyo, Tanuki le chien viverrin ou encore le crapaud, Gama.
Un grand nombre de motifs, en général petit motifs, trouvent leur origine dans ces jeux de mots.
Hebi
Le serpent, Hebi en japonais, est un symbole de protection fortement associé à l’eau. Souvent considéré comme immortel en raison de ses mues, il sera aussi un symbole de longévité.
Le serpent, hibernant durant l’hiver et ne sortant qu’à partir du printemps, il sera représenté la plupart du temps avec des motifs printaniers, Sakura par exemple, mais aussi avec des motifs d’été ou d’automne comme les pivoines, les chrysanthèmes, les Momiji, etc… mais jamais représenté avec des motifs hivernaux pour des raisons logiques.
A noter qu’il existe certains lieux de cultes dédiés aux Shirohebi, le serpent blanc. Celui-ci étant extrêmement rare au Japon, en voir un serait signe de bonne fortune et mériterait un culte.
Tako
Le poulpe, Tako en japonais, aura lui une forte connotation sexuelle. On remerciera Hokusai et son oeuvre TakotoAma ainsi que les Hentai qu’il inspira.
Mais il faut savoir aussi que le médecin personnel de Ryūjin, le dieu dragon de la mer, était un poulpe et que par le passé certains médecins portaient des amulettes à son effigie.
On peut aussi le rajouter à la catégorie des animaux sujets à des jeux de mots, l’encre produite par l’animal pouvant être utilisée comme jeu de mots visuel avec l’encre du tatouage en lui-même.
Hō-ō
Hō-ō, le Phœnix est considéré comme le roi des oiseaux et c’est pour cette raison qu’il sera souvent entouré du roi des fleurs Hana-Ō (Kaō) à savoir la pivoine.
Il ne faut pas confondre le Hō-ō avec son cousin gréco romain qui lui, renaît de ses cendres, ni avec Suzaku l’oiseau vermillon.
Bien que la frontière soit mince entre les deux, l’un est un des quatres animaux sacrés de l’astrologie chinoise, un des quatre Shijin, un esprit associé au sud, au feu et à l’été, tandis que l’autre est une créature qui règne sur les oiseaux du monde terrestre.
Le Hō-ō comme le Kirin apparaît quand le souverain est juste et vertueux et, comme le Kirin, le Ryū ou encore le Nue, c’est une chimère, décrite comme ayant une tête de faisan, le corps d’un canard mandarin, une queue de paon et des ailes d’hirondelles.
Dans les textes plus anciens, les descriptions sont encore plus fantaisistes et méritent un petit coup d’oeil. Il aurait, selon ces textes, une queue de poisson, un coup de serpent, un dos de tortue et une tête d’oiseau.
Par chance, la représentation faite par les japonais dans le Wabori serait plus le résultat d’un mélange entre un Onagadori, race japonaise de coq dont la queue peut mesurer jusqu’à 8 mètres et un Tsuru, une grue.
Le Hō-ō peut aussi très souvent être représenté avec des Sakura. Le terme Hō-ō est formé de deux Kanji l’un signifiant mâle, l’autre femelle, faisant du Phœnix une personnification du concept Inyō, du concept yin yang.
Malgré cela, il sera tout de même considéré en Chine comme symbole féminin, celui de l’impératrice, quand le masculin, l’empereur, sera lui symbolisé par le dragon.
Les deux représentés ensemble pouvant être en combat ou bien en harmonie seront un symbole d’équilibre dans le premier cas, ou de paix dans l’autre.
Tsuru et Kame
La grue, Tsuru, avec la tortue, Kame, est un célèbre symbole de longévité. “Tsuru wa sennen Kame wa mannen” est une phrase célèbre signifiant que la grue vivrait mille ans quand la tortue elle, vivrait dix mille ans.
Les deux représentées ensemble seront donc le nec plus ultra des motifs sur le thème de la longévité.
Les grues sont aussi un symbole de fidélité, ayant un partenaire unique pour la vie. Il est aussi de notoriété publique au Japon que plier mille grues en origami au cours d’une année vous permettra de réaliser votre rêve.
La tâche que les grues arborent sur le sommet de leur crâne n’est pas sans rappeler Amaterasu Ōmikami la grande déesse du soleil et donc l’histoire du peuple japonais, créant un attachement très fort avec l’animal dans le coeur des habitants de l’archipel.
En tant qu’emblème du Japon, on peut aisément l’associer avec des Sakura, fleur de cerisier, son pendant végétal, tandis que pour un thème hivernal on leur préférera des Tsubaki, des camélias.
Taka
Le faucon, Taka en japonais, est connu pour sa force et son regard perçant.
Il a été longtemps utilisé comme symbole par les samouraï ou comme motif de kimono pour les hommes.
Il reste encore aujourd’hui un symbole de force et de virilité. Le tatouer en combat avec un serpent rappelle la maxime tuer ou être tué.
Karasu
On peut rajouter le corbeau, Karasu qui, de base n’apparaît pas dans le bestiaire mais qui se retrouve de plus en plus en Wabori de nos jours.
Mythologiquement, on peut citer Yatagarasu, le corbeau à trois pattes, ses pattes représentant la terre, les cieux et l’homme.
Ce corbeau légendaire guida le premier empereur lui aussi légendaire Jinmu, de Kyushu jusqu’à la plaine de Yamato, l’actuel département de Nara.
Autre animaux
Bon, je crois qu’au niveau des bestioles on a fait le tour, on n’a pas tout fait mais on a bien dégrossi.
Je vais faire un petit rappel sur les Shijin qui sont les symboles et les gardiens des quatre orients dans le zodiaque chinois, à savoir Genbu au Nord, qui représente l’eau et l’hiver, la tortue noire du nord, ensuite on a Seiryu, le dragon azur qui représente l’est, le printemps et le bois, au sud nous aurons Suzaku, l’oiseau vermillon associé à l’été et au feu, et à l’ouest Byakko, le tigre blanc associé au métal et à l’automne.
Plus tard, ces Shijin ont été intégré au système des cinq éléments et c’est là qu’a été ajouté le Kirin représentant la terre, le centre et la couleur jaune.
Comme dit plus haut, on a bien dégrossi mais on n’a pas tout fait et on pourrait rajouter par exemple Namazu le poisson-chat, Kaeru la grenouille, Kumo l’araignée ou encore Unagi les anguilles.
Bref, on a encore plein de motifs qu’on pourrait rajouter mais c’était histoire dégrossir un petit peu tout ça.
Evidemment tous ces motifs sont faisables en Gakubori donc avec du fond ou en Nukibori, en stand alone, sans fond. On peut les représenter corps entier ou alors en faisant des gros plans sur la tête et les pattes, …
Et toujours pareil, concernant le fond donc le Gakubori, il convient toujours d’être logique. Donc, si c’est un animal aquatique on va mettre de l’eau, on ne va pas le mettre dans les nuages, si c’est un animal qui évolue pendant le printemps, on va mettre des fleurs printanières pas des fleurs d’hiver, etc…
Il y a aussi une règle qui existe et qui est rarement mise en place parce que c’est difficile à mettre en place mais qui voudrait que sur un seul corps, on ait une seule saison mais gardons déjà ça pour les pièces, par exemple un bras / une saison et ce sera déjà pas mal.
Enfin, une règle très simple en ce qui concerne les saisons et les fleurs, si ce n’est pas faisable dans la réalité, ce n’est pas représentable dans le Wabori, par exemple des fleurs d’hiver en plein été ou un pigeon au fond de l’eau.
Transcription de la vidéo faite par Alisa Blanc.
Ensei 猿正
Aujourd'hui basé à Avignon, France.
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