Durant le haut Moyen Âge, le territoire du jeune État japonais s’étend progressivement vers l’est de l’archipel. Les troupes au service de la maison impériale y livrent bataille à des clans qui n’entendent pas s’agenouiller devant ce pouvoir émergent. Archerie équestre, armure lamellaire, c’est en combattant contre ces cavaliers chevronnés que les futurs samouraï constituent leur arsenal.
Ils y apprennent également l’intérêt de disposer d’une arme redoutable: un grand sabre courbe au tranchant unique, qui supplante bientôt la forme à lame droite et double tranchant, importée du continent et jusqu’alors en vogue.
Et quelle arme! Au tréfonds des sombres reflets de l’acier luisent les grandes heures de l’empire et la maladroite quête chevaleresque du guerrier japonais, aussi l’on ne s’étonnera pas que sa forge sublime la technique prosaïque pour atteindre à la grâce divine d’un art véritable.
Le katana: un esprit sain dans un corps pur
Avant d’entamer la longue marche qui conduira le forgeron à cet absolu, celui-ci se doit de purifier son âme. Ce n’est qu’après des heures de profonde méditation et les ablutions rituelles que le travail peut débuter.
La première étape consiste à réduire l’acier, c’est-à-dire à obtenir quelques onces du métal recherché par la fusion du fer brut et du carbone.
Selon ses moyens et sa réputation, le forgeron dispose d’un modeste bas fourneau ou du grand four de forme rectangulaire.
Connus sous le nom de tatara, ils permettent la réduction de plusieurs tonnes de sable ferrugineux – satetsu –, naturellement pauvre en souffre et riche en molybdène.
Dans les conditions du tatara permanent reconstruit à Okuizumo, au sud de Honshû, il ne résultera de cette alchimie nécessitant jusqu’à 13 tonnes de combustible, 8 tonnes de minerai et une bonne semaine de travail, que quelques centaines de kilogrammes d’acier propre à la forge, une fois écartés les résidus de fonte sous l’œil vigilant du maître1.
Ce métal porte le nom de tamahagane. De prime abord mat et velouté, il prend un aspect brillant au grain très marqué presque comparable à la céramique après avoir été débarrassé de ses impuretés.
Presque aussi précieux que l’or aux yeux de l’amateur de belles lames, le tamahagane présente des caractéristiques mécaniques absolument sans égales, qui jouent pour bonne part dans la qualité mortelle du katana.
En outre, la vaste gamme de tons et contrastes obtenus délibérément ou non au cours du polissage tient lieu de véritable grammaire minérale sujette à des lectures poétiques et mystiques subtiles, qui participent d’un imaginaire du sabre résolument ancré dans l’esthétique insulaire2.
La réduction s’achève par le raffinage du kera, la loupe brute, dont la durée s’étend sur une ou deux journées. L’objet est ici de purifier le métal par l’expulsion des dernières scories.
Puis le lingot est aplati sous la forme d’une mince plaque, chauffée au rouge et trempée une première fois. Celle-ci est ensuite brisée au marteau en fragments dont la teneur en carbone est variable.
L’opération est destinée à dégager deux éléments distincts et complémentaires: le kawagane et le shingane, qui sont comme les os et la chair de l’arme, à ceci près que les valeurs sont ici inversées.
En effet, comme l’épée du chevalier d’Occident, le sabre du samouraï est constitué d’un cœur d’acier doux, le shingane, gage d’une flexibilité relative mais vitale de la lame, enserré dans une trousse d’acier dur qui en assure la résistance: le kawagane.
Rappelons que plus la proportion de carbone est importante, plus cette dernière résiste au choc. Mais le corollaire naturel à cette dureté est sa fragilité une fois le point de rupture atteint.
C’est pourquoi un noyau plus souple, qui permet à la lame de plier sous l’impact pour en absorber l’onde destructrice, a toujours été la marque des armes de qualité.
Les deux trousses, tendre et dure, sont ensuite recouvertes d’un linge imbibé d’eau argileuse mêlée à de la cendre de paille qui les protégera de l’oxydation à chaud lors du martelage.
Il convient maintenant d’insuffler une âme à ce corps sans vie. La forge véritable peut désormais commencer.
Tueur au cœur tendre
Après l’obtention de deux lingots homogènes vient le moment du feuilletage.
Les trousses sont ainsi portées à blanc puis pliées et repliées encore, sans relâche, parfois une quinzaine de fois successives, de manière orthogonale si l’on souhaite obtenir la structure dite itame, semblable à des nœuds métalliques sans cesse aplatis l’un sur l’autre, ou bien longitudinale dans le cas du masame, l’autre option la plus répandue.
Le choix de l’une ou l’autre est essentiellement fondé sur des critères esthétiques, et dépend de l’école de forge ou des vœux du commanditaire3.
Lors de ces étapes requérant davantage de force physique, le maître peut solliciter l’aide d’un ou deux assistants qui frapperont sous sa direction.
De la masse est alors dégagée la matrice de la lame: le sunobe. Celui-ci est donc constitué d’une enveloppe dure recouvrant un cœur en acier doux.
On dénombre cependant une dizaine d’assemblages possibles, alliant les qualités de deux ou trois types de duretés, le plus complexe d’entre eux, appelé soshi kitae, comportant rien moins que sept composants différents soudés à la force du bras.
Après soudure du noyau à sa coque, le lingot est étiré de cinq à six fois sa longueur, soit trois shaku, trois pieds, ce qui équivaut à un peu moins d’un mètre si l’on souhaite réaliser un sabre long.
Le sunobe est chauffé puis forgé afin de former une ébauche, depuis la pointe, le kisaki, jusqu’à la soie, le nakago, qui viendra se loger au creux de la tsuka, la poignée de l’arme.
Ce martèlement asymétrique va augmenter graduellement la densité le long du tranchant.
Au terme de la forge proprement dite, qui représente naturellement une somme colossale de travail pouvant s’étaler sur des semaines pour les armes les plus précieuses, le sunobe est patiemment limé de sorte à marquer nettement les arêtes délimitant les faces d’une lame à section pentagonale ou hexagonale4.
Puis vient l’heure de l’opération la plus délicate: la trempe.
Une sélection guère naturelle
Jusqu’à présent, les diverses étapes exposées dans l’élaboration d’une arme blanche d’excellente qualité n’avaient rien de fondamentalement particulières aux artisans japonais, hormis le fait que ces derniers y apportent un souci de perfection qui se manifeste là aussi par la notion cette « voie » à part entière, venue du taoïsme chinois, et commune à tous les arts traditionnels.
Les maîtres qui forgeaient les épées des princes du Vieux Monde usaient également de cet alliage entre aciers durs et tendres.
Quant aux forgerons indiens puis arabes, ils n’auraient rien eu à envier à leurs contemporains d’Extrême-Orient, eux qui mettaient un soin amoureux à replier encore et toujours le métal des lames de leurs sabres et cimeterres, jusqu’à mettre au point le célèbre Damas qui fait toujours école de nos jours auprès de couteliers des plus renommés.
C’est la technique de trempe qui fait en vérité la singularité du katana. Elle est dite sélective ou partielle, en ce qu’à la différence des moyens employés par leurs pairs de nos contrées, les forgerons nippons ont conçu une arme dont le fil seul, figé au-delà des 800 degrés, demeure inaltérable5.
Le trempage consiste à chauffer la lame, en jaugeant à la couleur la température atteinte, avant de la plonger toute entière dans l’eau fraîche, ce qui produit un choc thermique ayant pour effet de cristalliser instantanément le métal incandescent.
Une fois refroidi aussi brutalement, l’acier est infiniment plus dur à travailler, et plus résistant que jamais.
La caractéristique d’un sabre japonais réside dans les quelques dizaines de degrés qui séparent la température de trempe du tranchant de celle du dos de la lame.
Ce dernier est en effet enduit d’une gangue réfractaire réalisée à l’aide d’un savant mélange de poudre de charbon, d’argile, de silice ainsi que d’autres ingrédients pouvant varier d’un forgeron à l’autre, et dont chaque école garde jalousement le secret.
Recouvert de cette enveloppe, le dos de la lame – mune – conserve une souplesse relative, à l’inverse de l’extraordinaire dureté du tranchant, ha, trempé lui sans la moindre protection.
La décoction est appliquée le long de ce qui formera après révélation la ligne de trempe, le hamon, de façon rectiligne, ou selon des figures variées, la plus commune évoquant des vaguelettes.
Ce sont ces iridescences courant sur sa lame acérée, soulignée par l’éclat cristallin de la martensite, un état adopté par l’acier sous l’effet du choc, qui donnent au sabre japonais son aspect unique.
La violence du traitement résulte également dans une contraction soudaine du dos, qui confère à l’arme sa courbure distinctive, le sori.
La trempe sélective, qui fait redondance avec l’emploi des deux voire trois aciers à teneurs carburées différentes, augmente considérablement la résistance d’ensemble de l’arme en lui garantissant à la fois la flexibilité et l’intégrité de sa structure, mais surtout une exceptionnelle solidité au point d’impact.
À l’issue de cette phase, le forgeron corrige soigneusement les éventuels défauts ou vrilles apparus sous le choc thermique, creuse au besoin des gorges en vue d’alléger la lame, avant de passer le flambeau.
L’essentiel est de rester poli
Le fils du feu sacré est venu au monde. Il faut encore lui enseigner les bonnes manières. Cette tache échoit au polisseur, bien souvent un autre artiste dont la tâche tient autant de la philosophie que de l’artisanat.
Polir une lame de sabre requiert adresse et patience, mais plus encore, c’est l’âme du guerrier qui apparaît bientôt à mesure que les pierres abrasives, au grain de plus en plus fin, éclairent les sombres veines du corps de métal.
Extraites dans des carrières de schistes sur les berges de la rivière Yuge, qui traverse le district de Narutaki niché au fond d’une vallée au nord de Kyôto, ces pierres à eau permettent d’obtenir une qualité de finition telle que le polissage fait également office d’affûtage en règle.
Au Japon médiéval, le samouraï qui laisse la rouille piquer la peau froide de son arme est frappé d’opprobre, indigne de son rang et bien incapable de comprendre l’exigence infinie de la voie qu’il prétend suivre.
C’est pourquoi cette étape est accomplie avec une attention méticuleuse, jusqu’à l’obtention d’un tranchant rasoir, et renouvelée par la suite aussi souvent que nécessaire, à plus forte raison en des temps où le combattant ne tirait que trop souvent sa lame, l’exposant de fait aux affres de la guerre et des intempéries.
Avant que d’être enfin livrée à son heureux possesseur final, la lame passera en d’autres mains, et se verra assortie d’une tsuba – garde – et rivée à sa tsuka au moyen du mekugi, une cheville de bambou qui maintient solidaires ces trois éléments.
Le guerrier coquet y adjoindra une paire de menuki, de superbes bien que minuscules ornements finement ciselés lovés au creux du laçage de soie de son arme, et supposés lui assurer une meilleure prise en main
Il revient maintenant au samouraï de choisir le destin de l’enfant qui sommeille, impatient, dans son fourreau de bois laqué, le saya.
S’il est un fils des époques troublées, il goûtera bientôt au sang, à moins que son maître ne soit le premier à mordre la poussière.
S’il parcourt au contraire les chemins paisibles de l’époque Edo, il tiendra sans doute bien plus d’un signe extérieur de richesse, superbement ouvragé, donneur de mort au repos, symbole d’un passé sanglant néanmoins presque révolu.
De nos jours, une poignée d’hommes de par le monde perpétue cet héritage, et réalise des armes en se respectant des méthodes qui n’ont guère évolué durant un millénaire.
Au Japon, quelques maîtres continuent a forger des sabres entièrement à la main, dans la plus pure tradition, même s’il en coûtera une somme conséquente à celui qui souhaiterait s’en procurer un.
La notion de patrimoine ne recouvre pas le même sens au « Pays des Dieux », et le terme particulier de « trésor national » peut tout aussi bien s’appliquer à une lame vénérable qu’à la personne d’un forgeron bien vivant.
Le caractère antique d’un objet d’art, au sens où nous l’entendons en Occident, n’a qu’une valeur toute relative dans l’archipel, et une arme réalisée dans les formes peut avoir autant de prix qu’un sabre vieux de plusieurs siècles.
À l’instar du bon vin, un connaisseur authentique saura l’apprécier en se conformant à une étiquette comportant ses immanquables interdits6.
Il convient notamment d’éviter de présenter le tranchant face à son interlocuteur, une manière élégante de rappeler que sous les courbes avantageuses, la menace demeure bien réelle…
Pour en savoir plus sur les samouraï et leurs faits d’armes:
Hana wa sakuragi, hito wa bushi. « D’entre toutes les fleurs, la fleur du cerisier; d’entre tous les hommes, le guerrier. »
Le poème japonais qui ouvre ce livre donne le ton: vous pénétrez dans la légende des samouraï, dont les vies ont été émaillées de hauts faits d’armes et de destins tragiques.
Un récit historique palpitant, fourmillant d’anecdotes et de rebondissements, et bien évidemment tous authentiques au regard de l’Histoire.
1 Le site artkatana.com fournit d’autres détails sur la fabrication du tamahagane, en particulier l’expérience conduite dans les années 1970 dans la préfecture de Shimane.
2 Les Japonais et le Sabre, Kenichi Yoshimura, Typographica, 1998.
3 Dans sa monumentale somme sobrement intitulée Les sabres Shinto et parue aux Éditions du Portail en 1998, Serge Degore recense toutes les écoles.
4 The Samurai Sword, a Handbook, John Yumoto, Tuttle Publishing, 1958.
5 Cette température est donnée à titre indicatif, celle-ci pouvant varier d’une école à l’autre. Kawachi Kunihira recommande par exemple d’atteindre 730 degrés. L’opération s’effectuant à l’œil, il est impossible de connaître la température exacte.
6 The Art of the Japanese Sword as Taught by the Experts, Kawachi Kunihira et Manabe Masao, Ribun Publishing, 2004.
Julien Peltier
Il anime également des conférences consacrées aux grands conflits émaillant l’histoire de l’archipel.
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