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Guerre Chine-Japon
Guerre Chine-Japon

Les particularités de l’armée japonaise (1911~1946) – (1/3)

Fukoku kyohei! (pays prospère, armée puissante): le cri des réformateurs de Meiji indique déjà la centralité des militaires dans le Japon modernisé. Significativement, dans la formule, l’Etat manque. Serait-ce qu’il se confonde avec l’un des deux termes? Ce serait alors avec l’armée, car ce n’est pas la vocation d’un Etat que d’être riche… De cette confusion, les chefs militaires tendent à se convaincre. Comme l’aristocratie prussienne du XVIIIème siècle, ils ne savent plus très bien si leur pays a un Etat qui s’est doté d’une armée, ou une armée qui s’est dotée d’un Etat.

1868 avait vu l’arrivée au pouvoir d’un groupe de jeunes samouraï du sud du pays, à la tête des forces luttant pour la restauration impériale. Certes le shogun qu’ils détrônent signifiait « général en chef » mais, en deux siècles, son pouvoir était devenu beaucoup plus bureaucratique (et policier) que militaire. Or ces guerriers vont imprimer durablement leur marque. Ils organisent la colonisation de l’administration, à tous les niveaux, et de la partie étatique de l’économie (plus réduite à partir des années quatre-vingt) par d’autres samouraï. Surtout, la constitution d’une puissante armée de conscription, dotée de structures (inspirées par l’Allemagne impériale) et d’un armement modernes, permet et d’intégrer efficacement à l’appareil d’État les samouraï privés de leurs privilèges, et d’offrir à l’industrie balbutiante l’occasion de juteuses commandes. En 1894, le tiers des dépenses publiques va à l’armée (de terre) et à la marine et, ensuite, chacun des conflits auquel participe le Japon (guerres avec la Chine, avec la Russie) sera l’occasion d’un bond en avant des budgets militaires.

Guerre Russo-Japonaise
Guerre Russo-Japonaise

Cependant, pendant longtemps, l’armée accepte sans rechigner d’auto-limiter son rôle, et en particulier de se soumettre au pouvoir politique. Il en sera de moins en moins ainsi dans la période qui nous intéresse, et ses ambitions se feront un moment démesurées: remodelage du politique, de l’économie, de la société, en attendant de procéder à celui de l’Asie et du monde. La volonté des militaires de promouvoir une humanité supérieure les aménera en fait à cultiver des méthodes guerrières d’une particulière cruauté, à l’égard des armées adverses, des populations civiles, sans oublier leurs propres troupes.

1911 signale pour l’armée japonaise une période d’inflexion plus qu’un tournant brutal. On est en pleine période de révision des principes et méthodes de formation des divers corps de l’armée, marquée d’une prise de distance par rapport aux modèles français et allemand suivis jusque-là, et d’un retour en force de l’idéologie archaïsante du bushido (voie du guerrier): insistance sur l’esprit du combattant, mépris pour la technique, culte de la victoire à tout prix.

Les années 1905-1912, ultime phase de l’ère Meiji, sont globalement marquées d’un puissant réarmement idéologique qui annonce déjà les années trente: le pays soucieux d’être le « bon élève » de ses instructeurs européens s’efface, à la fois parce qu’il ne doute plus de sa force depuis ses récentes victoires, et parce qu’il se sent injustement brimé par l’Occident, dont il cherche à suivre l’exemple d’expansion impérialiste. 1946, par contre, ne pourrait être marqué pour l’armée d’un bouleversement plus considérable: sa disparition, d’abord de facto (en fait depuis août 1945), puis de jure, au travers de l’article 9 de la nouvelle constitution japonaise.

I-Forces de défense ou « armée de l’empereur » ?

A-Un Etat dans l’Etat?

Général Araki
Général Araki

L’expression « armée de l’empereur » (kogun) vient d’un ouvrage de 1928 du général Araki Sadao, ministre de la Guerre, qui définit la nouvelle doctrine militaire. Plus de référence première à la nation, donc, mais plutôt une allégeance néo-féodale au chef suprême. C’est dire à quel point le statut de l’armée est aussi privilégié que particulier. Dans un système où le Tenno constitue le pivot (pas forcément actif) essentiel à l’ordre du monde, se tenir à sa proximité est un atout essentiel, aussi symbolique que réel. Or l’armée possède cet atout. L’empereur Meiji introduisit l’obligation d’une formation et d’un costume militaires pour tous les membres masculins de la famille impériale, sauf le souverain lui-même, rompant ainsi avec la tradition exclusivement lettrée et artistique qui siéyait aux très grands nobles.

La Constitution Meiji (1889), en vigueur jusqu’en 1945, institue, sur le modèle prussien, un rapport direct entre les Etats-majors et le souverain: leurs chefs, qui n’ont en principe de compte à rendre qu’au monarque, font partie du tout puissant Conseil Impérial, qui décide de la guerre et de la paix; les ministres de la Guerre (armée de terre) et de la Marine jouissent du droit d’accès (extrêmement restreint) à l’empereur, passant par dessus le Premier ministre. Toujours des militaires, et à partir de 1936 obligatoirement officiers d’active, ils sont de plus fréquemment nommés et révoqués par leurs pairs, auxquels ils peuvent être hiérarchiquement soumis.

D’où, de facto, une sorte de droit de veto sur la formation des gouvernements (aucun officier n’acceptant le portefeuille proposé), ainsi que de dissolution (la démission des ministres militaires faisant tomber le gouvernement). Cela aboutit, comme à Berlin, à la formation autour du souverain d’une camarilla politico-militaire, qui échappe à tout contrôle parlementaire, et largement à celui du Premier ministre si c’est un civil.

Mais, en Allemagne, le caractère militaire de la monarchie, la poigne de ses titulaires (ou d’un Bismarck) en imposent aux généraux. Tandis qu’au Japon la proximité entre le Tenno (chef suprême, essentiellement théorique, des armées) et l’Etat-major assure en fait à celui-ci une liberté d’action quasi-totale, le pouvoir politique ne pouvant ensuite s’opposer à ce qui est présenté comme la volonté du souverain. Les militaires n’abuseront pas trop de cette arme absolue jusque vers les années trente, mais elle constitue un dangereux blocage pour toute vraie démocratisation, et donne presque libre cours aux lubies agressives des dirigeants de l’armée.

B-L’Etat lui-même ?

L'empereur Meiji
L’empereur Meiji

Les pouvoirs de l’armée sont donc aussi considérables que mal circonscrits. Mais, au cours des six décennies qui ont suivi 1868, elle n’a guère eu la tentation d’en profiter pour imposer sa domination. C’est que les gardes-fous étaient solides. Le premier réside dans la poigne et le prestige de l’empereur Meiji, qui fait en outre partie de la même génération que les samourais qui ont restauré son trône. Le second tient à ce que ces samourais vont se convertir en politiques, puis en chefs de parti, en donnant clairement la priorité à ce second statut, mais en conservant la haute main sur les affaires militaires. Le troisième, c’est la forte présence, parmi les cadres du régime, de la vieille aristocratie, d’autant plus sûre de ses lendemains que le suffrage ne devient universel qu’en 1925.

Or tout ceci tend à disparaître dans notre période. Après l’empereur malade Yoshihito (1912-26), le jeune Hirohito ne s’intéresse que modérément à la chose publique. Les révoltés de 1868 ont maintenant presque tous disparu. Les nouveaux leaders des partis ne leur doivent rien; sans prise sur l’armée, ils se heurtent à son antagonisme (ainsi qu’à celui de très nombreux Japonais) quand ils paraissent n’aboutir, après l’euphorie de la Première guerre mondiale, qu’à un ordre économiquement inefficace et socialement injuste. De plus, très proches des milieux d’affaires, le fossé se creuse entre eux et la nouvelle génération d’officiers issus des couches plébéiennes, et singulièrement de la paysannerie ruinée. Enfin la conjoncture mondiale de l’entre-deux-guerres n’est guère propice à la démocratie: entre poussée des totalitarismes (les militaires s’intéressent surtout à ceux de droite) et crises économiques, le capitalisme libéral peut paraître condamné.

C’est donc autant par l’affaiblissement des freins à leur action que par projet clair de mainmise que les militaires se retrouvent impliqués dans les affaires politiques. Certains ne reculent cependant pas devant une extrême violence pour imposer leurs vues: les années 1930-36 sont celles du « gouvernement par l’assassinat » des jeunes officiers extrémistes. Ceux-ci tiennent un discours paradoxal : tout en protestant de leur extrême respect pour Sa Majesté, ils hachent menu les gouvernements légaux procédant de la constitution que son illustre ancêtre avait promulguée en 1889. Jamais on ne vit de loyalistes plus rebelles, à moins que ce ne fut l’inverse….

C-L’armée au pouvoir

Général Tojo
Général Tojo

Après les journées des dupes de février 1936, le conflit se résout cependant par la domestication totale du politique par l’armée. Celle-ci fait et défait désormais tous les gouvernements, et la liste des ministres lui est soumise. A partir d’octobre 1941 (formation du cabinet Tôjô Hideki), ce sont les Premiers ministres qui sont des militaires, et peu de civils subsistent dans leurs équipes. La Diète, qui survit (élections de 1942), est totalement marginalisée. Les partis sont fermement invités en 1940 à rejoindre l’Association Nationale pour le Soutien au Trône (ANST), parti unique dont le plus clair du programme est le soutien inconditionnel à l’armée dans son effort de guerre.

A-t-on là une dictature militaire classique? Non, pas plus que le parti unique et le totalitarisme idéologique ne suffisent à faire du Japon militariste un régime fasciste calqué sur ceux d’Europe. En fait les courants politiques d’avant-guerre font profil bas, mais parviennent à contrôler l’essentiel de l’ANST. L’empereur, dont la volonté -peu souvent exprimée- ne prête à aucune discussion, est un obstacle encore plus considérable, car il n’est véritablement lié à aucun groupe. Enfin les forces armées ne disposent pas d’un arbitre incontesté, et les conflits en leur sein sont nombreux. Hideki Tojo tombera en juillet 1944 de manière parfaitement légale (l’empereur lui signifie son isolement politique, et par conséquent le retrait de sa propre confiance), et sans opposer de résistance sérieuse.

Jean-Louis Margolin

Maître de conférences en histoire, Université Aix-Marseille
Institut de Recherches Asiatiques (IrASIA, UMR 7306), Marseille

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